38
SUR LE SEUIL, un pupitre indiquait : « choucroute à vingt francs, bière à volonté ! » le poussai les portes, façon saloon, de la Ferme Zidder. Le restaurant tout en bois évoquait la cale d’un navire. Même pénombre, même humidité. Aux relents de bière s’ajoutaient les effluves de tabac froid et de choucroute rance. La salle était vide. Les tables portaient encore les vestiges des repas achevés.
Les voisins de Richard Moraz m’avaient signalé que ce dernier déjeunait, chaque samedi, dans ce restaurant bavarois. Mais il était quinze heures trente. J’arrivais trop tard.
Pourtant, solitaire au bout du bar, un homme énorme en salopette à fines rayures lisait le journal. Une montagne de chair, aux plis tectoniques. L’article de Chopard parlait d’un « colosse de plus de cent kilos ». Peut-être mon horloger... Il était penché sur sa lecture, stylo en main, lunettes sur le nez, une chope de mousse posée devant lui. Il portait une chevalière pratiquement à chaque doigt.
Je m’assis à quelques tabourets, un œil dans sa direction. Ses traits étaient durs et son regard plus dur encore. Mais une certaine noblesse se dégageait du visage, cerné par un collier de barbe. Ma conviction revint en force : Moraz. Et j’étais d’accord avec Chopard. Face à lui, on pensait aussi sec : « coupable ».
Je commandai un café. Le gros homme demanda au barman, les yeux sur son journal :
— Petit noir. En six lettres.
— Café ?
— Six lettres.
— Espresso ?
— Laisse tomber.
Le serveur glissa une tasse dans ma direction. Je dis :
— Pygmée.
L’obèse me lança un bref regard au-dessus de ses lunettes. Il baissa de nouveau les paupières puis énonça :
— Conduite intérieure. Dix lettres.
Le type derrière son comptoir hasarda :
— Alfa-Romeo ? Je soufflai :
— Conscience.
Il me considéra plus longuement. Sans me quitter des yeux, il proposa :
— Manquent de culture. Sept lettres.
— Friches.
À mes débuts, du temps des planques, j’avais passé des heures à remplir des cases de mots croisés. Je connaissais par cœur ces définitions jouant sur les sens et les mots. Le joueur eut un mauvais sourire :
— Un champion, hein ?
— Porte-poisse. Neuf lettres.
— Scoumoune ?
Je plaquai ma carte tricolore sur le comptoir :
— Flicaille.
— C’est censé être drôle ?
— À vous de voir. Vous êtes bien Richard Moraz ?
— On est en Suisse, mon pote. Ta carte, tu peux te la foutre où je pense.
Je rangeai mon document et lui offris mon plus beau sourire :
— J’y songerai. En attendant, des réponses à quelques questions, vite fait, sans histoire, ça vous va ?
Moraz vida sa bière puis ôta ses lunettes, qu’il glissa dans la poche centrale de sa salopette :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— J’enquête sur le meurtre de Sylvie Simonis.
— Original.
— Je pense que ce meurtre est lié à celui de Manon.
— Encore plus original.
— Alors, je viens vous voir.
— Mon pote, tu fais vraiment dans le jamais-vu.
L’horloger s’adressa au barman, qui astiquait son percolateur :
— Donne-moi une autre pression. La connerie, ça me donne soif.
Je glissai sur l’insulte. J’avais déjà cadré le personnage : fort en gueule, agressif, mais plus malin que sa grossièreté ne le laissait supposer.
— Quatorze ans après, il faut encore qu’on m’emmerde avec ça, reprit-il d’une voix consternée. Tu connais mon dossier d’accusation, non ? Y avait pas une ligne qui tenait la route. Leur gros morceau, c’était un jouet, une machine pour trafiquer les voix, fabriquée dans l’atelier où travaillait ma femme.
— Je suis au courant.
— Et ça te fait pas rire ?
— Si.
— C’est encore plus drôle quand on sait que j’étais en instance de divorce. Avec ma morue, on se parlait plus que par lettres recommandées. Pas mal pour des complices, non ?
Il empoigna sa nouvelle chope et en siffla la moitié, d’un coup. Quand il la reposa, des traînées de mousse trempaient sa barbe. Il conclut, après un revers de manche :
— Tout ça, c’étaient des idées de Frouzes !
J’observai encore ses mains, surtout ses bagues. L’une représentait une étoile, incrustée dans un entrelacs byzantin. Une autre était frappée de torsades et d’arabesques. Une autre encore se creusait en un cercle, barré d’une tige, à la manière d’un collier de prisonnier. Une voix me murmura encore : « coupable ». C’était la voix de Chopard, avec sa théorie des 30 %.
— Vous aviez déjà eu affaire à la justice.
— Mon détournement de mineure ? Mon pote, c’est moi qu’aurais dû porter plainte. Pour harcèlement sexuel !
Il but encore une fois, à la santé de son humour. J’allumai une cigarette :
— Il y a aussi votre absence d’alibi.
— 17 h 30 : qu’est-ce qu’on fait à cette heure-là ? On rentre chez soi. Avec vous, les flics, il faudrait toujours organiser un cocktail à l’heure du crime. Pour qu’une centaine de personnes puissent vous servir un alibi sur un plateau.
Il s’envoya une dernière goulée puis posa lourdement sa chope.
— Plus j’te regarde, dit-il, plus j’me dis que tu connais pas mon dossier. T’as pas l’air dans l’coup, mon pote. Je me demande si t’as la moindre autorité dans cette affaire, même du côté français.
— Vous aviez un mobile.
Il ricana encore. Finalement, cette conversation paraissait l’amuser. À moins que la bière ne développe sa joie de vivre :
— C’est la meilleure de l’histoire. J’aurais tué une enfant, par jalousie professionnelle ? (Il tendit sa grosse main devant lui.) Regarde cette paluche, mon pote. Elle est capable de faire des miracles. Sylvie avait la main d’or, c’est vrai. Mais moi aussi, tu peux demander aux collègues. D’ailleurs, j’ai eu finalement ma promotion. Tout ça, c’est un fatras de conneries.
— Vous auriez pu téléphoner à Sylvie, des mois durant, rien que pour lui nuire.
— Tu connais rien à l’affaire. Si t’étais mieux renseigné, tu saurais que le soir du meurtre, le tueur est venu jusqu’à l’hôpital pour appeler Sylvie Simonis. La narguer d’une cabine, à quelques mètres de sa chambre.
J’ignorais ce détail. Le mammouth continuait :
— Il a utilisé la cabine téléphonique du hall de l’hôpital. Tu me vois, avec mon bide, me glisser là-dedans ? (Il se frappa le ventre.) Le voilà, mon alibi !
— Vous étiez peut-être plusieurs.
L’horloger s’extirpa de son siège. Il tomba pesamment sur ses jambes et se planta devant moi. Il était moins grand que moi mais devait peser cent cinquante kilos.
— Tu vas te tirer, maintenant. Ici, t’es dans mon pays. T’as aucun droit. À part celui de te prendre mon poing sur la gueule.
— La main d’or, hein ?
Je lui plaquai le bras droit sur le comptoir et écrasai ma Camel sur une de ses bagues. Il eut un mouvement réflexe pour lever le poing mais je maintins ma prise.
— Je m’appelle Mathieu Durey, dis-je, Brigade Criminelle de Paris. Tu peux te renseigner : on pourrait tapisser cette pièce avec mes PV d’arrestations. Et c’est pas parce que je respecte les règles...
L’homme haletait comme un caniche.
— Je te sens impliqué dans ce merdier, mon gros. Jusqu’au nez. Je sais pas encore comment, ni pourquoi, mais tu peux être sûr que je ne me casserai pas d’ici avant d’avoir obtenu les réponses. Et ni tes avocats, ni ta frontière de merde ne te protégeront.
Son visage suait la haine par tous les pores. Je lâchai son bras, pris ma tasse et la vidai d’un trait :
— Fondu au noir. Neuf lettres.
— Obscurité ?
— Carbonisé. À bientôt, « mon pote ».
39
MA PREMIÈRE ESCAPADE suisse me laissait un goût amer. Passé les douanes, je mis le cap vers le nord-est, en direction de Morteau. À mesure que j’approchais de la ville, des panneaux en forme de saucisses me souhaitaient la bienvenue. Charmant. Je tombai sur la ville, enfoncée dans une vallée étroite. Ses toits bruns se multipliaient, couleur d’opium, ou, pour rester dans le ton, couleur de boudin.
Patrick Cazeviel travaillait dans un centre aéré, près du mont Gaudichot, au sud de Morteau. Je suivis ma carte et pris une départementale. Très vite, un panneau indiqua la direction du centre de loisirs, énumérant déjà les activités possibles : kayak, escalade, VTT, etc.
J’avais du mal à imaginer Cazeviel dans ce contexte. Depuis la tragédie de Manon, il avait été plusieurs fois soupçonné de cambriolages sérieux. Je ne voyais pas un tel lascar dans la peau d’un animateur. Ce n’était plus une réinsertion, mais une rédemption miraculeuse.
Je suivis un chemin de terre et découvris une grande construction de rondins noirs, formant angle droit, et rappelant les ranchs des premiers colons américains, isolés dans des forêts virginales. Dès que je mis un pied dehors, la rumeur des enfants m’accueillit. On était samedi : le centre devait afficher complet.
J’actionnai la poignée et pénétrai dans un réfectoire. Des dizaines de manteaux étaient suspendus. Une baie vitrée s’ouvrait sur une pente d’herbe rase, qui descendait jusqu’à un lac. Une quarantaine d’enfants couraient, s’agitaient, hurlaient, comme si une ivresse particulière montait des pelouses. Je trouvai une nouvelle porte et passai dehors.
Il y avait dans l’air un parfum de joie, d’allégresse irrésistible. Le lac gris, les arbres verts, l’odeur d’herbe fraîche, ces cris qui s’élevaient en clameur... Cette cour de récréation sans limite, éclatante dans l’air froid, remuait en moi une partie enfouie, oubliée. Non pas un souvenir d’enfance, mais une promesse de bonheur, qu’on porte toujours en soi, sans pouvoir jamais la formuler, ni même la concevoir. Un goût de paradis, irraisonné, sans concrète justification.
Une voix stoppa ma rêverie.
Un animateur voulait savoir ce que je foutais là.
Je prétendis être un ami de Cazeviel. On m’indiqua, au-delà de l’aile droite, les bois qui surplombaient le plan d’eau. Je coupai à travers le gazon, évitant un match de foot, contournant une balle au prisonnier, et découvris un nouveau sentier, qui serpentait vers les sapins.
À l’orée de la forêt, un potager déployait ses allées noires et symétriques. Un homme accroupi, près d’une brouette, s’affairait. Je marchai jusqu’à lui, entre les laitues et les pieds de tomates.
— Patrick Cazeviel ?
L’homme leva la tête. Torse nu, il se tenait à genoux, les deux mains dans la terre. Il avait le crâne rasé, des traits réguliers, mais avec quelque chose d’inquiétant. Cette belle gueule avait aussi un côté « Freddy Kruger », le tueur aux lames de fer qui vient éventrer les adolescents dans leur sommeil.
— Patrick Cazeviel ?
Il se mit debout, sans un mot. Ce que j’avais pris pour une illusion d’optique, l’ombre des feuillages sur sa peau, était réel. Fabuleusement réel. L’homme avait le torse entièrement tatoué. Des dessins fiévreux, entrelacés, couvraient sa poitrine et ses bras. Deux dragons orientaux grimpaient sur ses épaules ; un aigle déployait ses ailes sur ses pectoraux ; un serpent bleu nuit s’enroulait autour de ses abdominaux. Il ressemblait à une créature recouverte d’écailles.
— C’est moi, dit-il en lançant une laitue dans sa brouette. Vous êtes qui ?
— Je m’appelle Mathieu Durey.
— Vous êtes de Besançon ?
— Paris. Brigade Criminelle.
Il me détailla, sans se gêner. Je songeai à ma propre allure. Le manteau flottant, le costume froissé, la cravate de travers. Nous étions aussi caractéristiques l’un que l’autre – le flic et l’ex-taulard. Deux caricatures dans le vent d’après-midi. Cazeviel esquissa un sourire :
— Sylvie Simonis, hein ?
— Toujours. Et sa fille, Manon.
— On est un peu loin de votre juridiction, non ?
Je souris en retour et lui offris une cigarette. Il refusa d’un signe de tête.
— Ce que je propose, dis-je en allumant la mienne, c’est une conversation amicale.
— Je suis pas sûr de vouloir des amis dans votre style.
— Quelques questions, et je retourne à ma voiture, vous à vos salades.
Cazeviel scruta le lac qui se déployait sur ma gauche. Argent gris et bleu du ciel. Il ôta ses gros gants de toile et les frappa l’un contre l’autre.
— Café ?
— Avec plaisir.
Il se laissa choir sur un tas de terre et tendit le bras derrière la brouette. Il attrapa un Thermos et un gobelet. Il dévissa le capuchon de la bouteille, qu’il retourna pour obtenir une deuxième tasse. Il y versa avec précaution le café. Je voyais ses muscles jouer sous ses tatouages. Il avait quarante-cinq ans, je le savais par les articles, mais son corps en paraissait trente.
Je saisis le gobelet qu’il me tendait et m’installai sur un amas de glaise. Il y eut un silence. Cazeviel semblait insensible au froid. Je songeai au gosse orphelin, qui avait fait un serment à Sylvie Simonis.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Comme tout le monde.
— Mec, c’est de l’histoire ancienne. Y’a longtemps qu’on m’emmerde plus avec ça.
— Ce ne sera pas long.
— Je t’écoute.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à avouer le meurtre de Manon ?
— Les gendarmes.
Je bus une gorgée de café – tiède, mais bon – et pris un ton ironique :
— Ils vous ont secoué et vous avez craqué ?
— C’est ça.
— Sérieusement, qu’est-ce qui vous a pris ?
— Je voulais les faire chier. Pour eux, j’étais forcément coupable. Ils en avaient rien à foutre que Sylvie soit pour moi comme une sœur. Pour ces connards, y avait que mon casier qui comptait. Alors, je leur ai dit : « O.K., les mecs, coffrez-moi. » (Il croisa ses deux poignets, attendant les menottes.) Je voulais les pousser jusqu’au bout de leur logique de merde.
Cazeviel parlait avec une lenteur, une indolence troublante. Une souplesse qui rappelait les reptiles sur sa peau.
— Avec votre cursus, c’était plutôt risqué, non ?
— Le risque, je vis avec.
L’homme ressemblait bien au protecteur que j’avais imaginé. Un ange gardien, mais inquiétant, menaçant. Je revins sur un détail qui me préoccupait :
— En 1986, vous sortiez de prison.
— C’est dans mon CV.
— Sylvie était mariée, mère de famille, brillante horlogère. Vous aviez des contacts avec elle ?
— Non.
— Comment l’avez-vous retrouvée ? Elle ne portait plus son nom de jeune fille.
Il me regarda avec curiosité. L’ennemi était donc plus dangereux qu’il n’avait cru, mais cette découverte ne semblait lui faire ni chaud ni froid. Il sourit :
— Ta clope, ça tient toujours ?
Je lui offris une Camel. J’en repris une au passage.
— Je vais te faire une confidence. Un truc que j’ai jamais dit à personne.
— En quel honneur ?
— Je sais pas. Peut-être parce que t’as l’air aussi allumé que moi. Après la taule, je me suis installé à Nancy, avec des collègues. Notre tactique, c’était d’attaquer la Suisse. Chaque nuit, on passait la frontière en douce. De l’autre côté, une bagnole nous attendait. On cassait à Neuchâtel, Lausanne... Genève même, parfois.
Je passai au tutoiement :
— N’oublie pas que je suis flic.
— Y’a prescription, mon gars. Bref, on a compris qu’il y avait aussi du blé à se faire de ce côté-ci de la frontière, dans certaines baraques de notables. Sartuis, Morteau, Pontarlier... Une nuit, on a cassé un atelier bizarre, rempli d’horloges précieuses. C’est alors que j’ai vu les photos. Des photos de Sylvie et de sa fille. Putain : j’étais chez elle ! L’amour de ma jeunesse, qui s’était mariée et qui avait une petite fille.
Il prit une taffe, pour digérer, encore une fois, sa surprise – et son amertume.
— J’ai dit aux autres de tout remettre en place. Y’a eu un peu de chahut mais ils se sont calmés. Après ça, j’ai recontacté Sylvie.
— Elle était déjà veuve, non ?
Il souffla sur l’extrémité incandescente de sa cigarette, qui passa au rose vif :
— Je me suis fait des idées, c’est vrai. Mais nos routes pouvaient plus se croiser.
— En tant que chrétienne, elle te sermonnait ?
— Pas son genre. Et elle était pas assez naïve pour penser qu’avec quelques baratins de curé, j’allais reprendre le droit chemin. M’enterrer dans une scierie, pour un salaire de misère.
— C’est ce que tu as fait pourtant, parfois.
— Parfois, oui. Mes périodes de calme.
— Comme aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, c’est différent.
— Qu’est-ce qui est différent ?
Cazeviel s’envoya une rasade de café sans répondre.
— À la mort de Manon, comment tu as réagi ?
— La colère. La rage.
— Elle t’avait parlé des coups de fil anonymes ?
— Non. Elle m’avait rien dit... Sinon... Je l’aurais protégée. Rien ne serait arrivé.
— Avouer le meurtre aux gendarmes, ce n’était pas respectueux de son chagrin.
Il me lança un regard assassin. Tout son torse se tendit, ses tatouages s’animèrent. Un instant, je crus qu’il allait me sauter à la gorge, mais il résuma d’une voix calme :
— Mec, c’était un problème entre moi et les keufs, compris ?
Je n’insistai pas.
— Sylvie avait des soupçons au sujet du véritable meurtrier ?
— Elle a jamais rien voulu me dire. La seule chose dont je suis sûr, c’était qu’elle ne croyait pas à l’enquête des gendarmes. Leurs pistes foireuses et leurs mobiles à la con.
— Et toi, quelle est ta conviction ?
Il regarda encore une fois le lac, tirant sur sa clope jusqu’à son extrême fin.
— Pour accuser, y faut des preuves. Personne n’a jamais su qui a tué Manon. Peut-être un cinglé, qu’a frappé au hasard. Ou un mec qui haïssait Sylvie et sa fille, pour une raison inconnue. Y’a qu’un truc qui est clair : le salopard court toujours.
— Pour toi, c’est le même homme qui a frappé à quatorze ans de distance ?
— Aucun doute.
— Tu as des soupçons ?
— Je te dis que j’emmerde les soupçons.
— Tu n’as jamais enquêté, par tes propres moyens ?
— J’ai pas dit mon dernier mot.
Je me levai, époussetant mon manteau. Il m’imita, balançant son Thermos et ses tasses parmi les salades de la brouette.
— Adios, la flicaille. Chacun sa route. Mais si t’apprends quelque chose, je suis preneur.
— Et réciproquement ?
Il approuva sans répondre et empoigna sa brouette. Je le regardai s’éloigner et compris que j’avais manqué le plus beau. Dans son dos, un diable magnifique, cornes torsadées et longue gueule de bélier, ouvrait ses ailes de chauve-souris. Je songeai à cette étrange histoire d’amour et d’amitié entre un homme sauvage et une horlogère surdouée. Une belle pièce, aux personnages captivants.
Il n’y avait qu’un problème : tout était faux.
J’en étais certain : Patrick Cazeviel m’avait menti sur toute la ligne.
40
JE REPRIS la route, songeant au troisième homme : Thomas Longhini, le gamin disparu. Je devais le retrouver, d’urgence. J’écoutai la messagerie de mon portable. Pas de message de Foucault.
En contrebas, la vallée de Sartuis et ses cités bigarrées s’allumaient dans le crépuscule. Je remarquai un groupe de résidences aux tons plus sobres. Des villas traditionnelles, cernées par des jardins. Leurs baies vitrées étaient plongées dans l’ombre mais leurs vasistas, sur la toiture opposée, scintillaient encore. Ces demeures étaient toutes tournées vers l’est. Ce fait me rappela un détail que j’avais lu dans mon guide.
Jadis, les ateliers des horlogers regardaient toujours vers l’est, afin de profiter du soleil le plus tôt possible. Les artisans du haut Doubs, qui étaient aussi agriculteurs, se mettaient au boulot dès l’aube, avant le travail des champs. Cette idée en appela une autre : la « maison aux horloges » de Sylvie devait se trouver dans ce quartier. Je vérifiai dans mes notes. Chopard m’avait inscrit l’adresse : « 42, rue des Chênes ».
Cela valait le détour.
Les bâtisses rénovées multipliaient les pignons brisés, les lambris de bois, les colombages. Les jardins de façade étaient florissants, les voitures stationnant au bord des trottoirs ou dans des box ouverts étaient toutes de marque allemande : Audi, Mercedes, BMW. Pas besoin d’être fin limier pour deviner que ce quartier résidentiel était habité par le gratin des usines de micromécanique ou de jouets qui avaient remplacé, dans ces vallées, l’activité horlogère.
Je tombai sur la rue des Chênes, qui montait à l’assaut d’une colline. Les réverbères s’espaçaient, les villas devenaient rares, s’enfouissant dans des parcs de plus en plus vastes. Je passai une vitesse et grimpai dans l’obscurité.
La maison aux horloges était la dernière, en retrait de la route. Un bloc massif dont les pentes de toit, descendant très bas, formaient une pyramide d’ombre. Le premier étage était lambrissé de bois alors que le rez-de-chaussée était crépi de blanc. Je m’attendais à un château tarabiscoté, un portail noir, des tours mugissantes. Cette demeure évoquait plutôt une grosse ferme du coin, dotée d’un garage sur la droite, en contrebas sur la pente.
Je la dépassai sans ralentir, montai jusqu’à un rond-point puis m’engageai dans une impasse stoppant net sous les arbres. J’éteignis mes phares et me garai. Personne en vue. Je redescendis vers ma cible, à travers champs, loin des réverbères.
Je tombai sur la façade arrière. Pas de porte de ce côté. Je testai chaque paire de volets fermés. L’une d’elles jouait. Je glissai ma main dans l’entrebâillement, trouvai le crochet de verrouillage et libérai un panneau. Je découvris une fenêtre basculante. Je tentai d’y insinuer les doigts. Pas moyen. À l’intérieur, la poignée était abaissée, verrouillant solidement le cadre.
J’optai pour les grands moyens. Je ramassai une pierre, l’enroulai dans mon manteau et frappai la vitre d’un coup sec. Le verre éclata. J’engageai mon bras par la trouée et actionnai la poignée. Quelques secondes plus tard, j’étais dans la maison. Je refermai les volets, rabattis la fenêtre et déposai au sol les débris de verre que j’avais ramassés à l’extérieur. À moins d’un coup de malchance, l’effraction ne serait pas remarquée avant plusieurs semaines.
Je restai immobile, me nourrissant de l’atmosphère du lieu. Au loin, un chien aboya. Je ne savais pas où j’étais exactement dans la maison. Le silence, l’obscurité me faisaient l’effet d’une immersion soudaine en eaux glacées. Peu à peu, mes yeux s’habituèrent au noir. Devant moi, un couloir. Sur ma droite, un escalier. À gauche, des portes closes.
Je suivis le corridor et atteignis le salon. Une pièce d’un seul tenant, ouverte jusqu’à la charpente. Sous cette dernière courait une coursive, donnant sans doute sur les chambres. Aucun meuble, à l’exception d’étagères métalliques et d’un large plateau incliné, sur tréteaux, près de la baie vitrée.
Des pendules, des carillons, des sabliers étaient disposés sur les structures. Je m’approchai des objets. Je n’y connaissais rien mais je distinguai, à vue de nez, plusieurs époques – des cadrans solaires antiques, des sabliers du Moyen Âge, des horloges aux rouages apparents, des cercles dorés, soutenus par des angelots, déclinant les périodes de la Renaissance, de l’Âge classique ou du siècle des Lumières. Il y avait aussi une vitrine de montres à gousset, variant les motifs et les matériaux : argent ciselé, zinc patiné, émail coloré... Pas un tic-tac, pas un cliquetis ne résonnait.
Comme partout à Sartuis, le temps ici s’était arrêté. Je traversai la pièce et m’approchai du pupitre de travail, face à la baie. Les instruments de précision y étaient encore disposés, comme si Sylvie venait juste d’achever un réglage. Des soufflets, des pinces, des pointes si fines qu’on songeait à un nécessaire de microchirurgie, le posai la main sur le dossier de cuir du tabouret. J’imaginais Sylvie, penchée sur ses rouages, triturant les mailles du temps, alors que le soleil se levait.
Je retournai dans le couloir et ouvris la première porte. Une salle à manger, décorée à l’ancienne. Meubles massifs, table ronde, couverte par une nappe blanche, parquets cirés. Qui payait pour l’entretien de la maison ? À qui revenaient tous ces biens ? Je me demandai si Sylvie Simonis possédait encore une famille lointaine. Ou si c’était sa belle-famille honnie qui allait hériter.
J’activai l’interrupteur mural. La lumière jaillit. Par réflexe, je jetai un regard aux volets clos : aucun risque qu’on m’aperçoive du dehors. Je fouillai chaque meuble – en pure perte. Services de table, couverts, nappes, serviettes. Pas un seul objet personnel. J’éteignis et abandonnai cette pièce.
La deuxième porte donnait sur la cuisine. Même place nette, même neutralité. Carrelage éclatant, vaisselle immaculée. Les hauts placards en bois étaient remplis d’ustensiles de cuisine, d’engins électroménagers derniers cri. Pas une photo sur les murs, pas un pense-bête sur le frigo. On se serait cru dans un meublé à louer.
Je revins sur mes pas et attaquai l’escalier. En haut, la passerelle desservait deux chambres, entièrement vides. La troisième était celle de Sylvie, je le devinais. Des meubles jurassiens, briqués et sombres. Au sol, un parquet nu, sans tapis. Sur les murs, du crépi. Quant au lit, un châssis de chêne, privé de matelas et d’édredon. J’ouvris les tiroirs, les armoires. Vides. On avait ratissé les lieux. Les gendarmes ? Les légataires de la maison ?
Coup d’œil à ma montre : 19 h 10. Plus d’une demi-heure que je rôdais ici sans le moindre résultat. Au bout de la coursive, je repérai un nouvel escalier, abrupt et étroit. Je grimpai à la verticale jusqu’au grenier aménagé, dont le plafond mansardé était tapissé de laine de verre. Deux vasistas perçaient la pente. Je ne pouvais pas allumer ici mais j’y voyais suffisamment.
Ce devait être le bureau de Sylvie. Au sol, une moquette de couleur écrue. Aux murs, des panneaux de tissu clair. Le mobilier se résumait à une planche posée sur deux tréteaux, des meubles-classeurs, une armoire. J’ouvris les rangements. Vides. Des meubles qui devaient avoir abrité toute la comptabilité de Sylvie, ses papiers administratifs, mais qui avaient été nettoyés.
Malgré le froid, la chaleur de mon corps ne cessait de monter. Mon manteau pesait des tonnes, ma chemise collait à ma peau. Quelque chose me retenait encore. Je sentais qu’il y avait un truc à trouver dans cette maison. Une planque où Sylvie avait conservé tout ce qui concernait la mort de sa petite fille.
Une idée.
Je redescendis dans le séjour et ouvris, avec précaution, les vitrines. Les horloges. Les socles. Les boîtiers. Des recoins et profondeurs pour dissimuler un secret. Je manipulai les pendules, les soulevant, les secouant, ouvrant leurs entrailles. À la cinquième, je trouvai un tiroir encastré dans la base. Je l’ouvris et n’en crus pas mes yeux : une cassette audio. Je songeai aux enregistrements des appels téléphoniques du tueur. Je saisis ma trouvaille et reposai l’horloge. Une première prise. D’autres objets devaient contenir d’autres indices...
Le canon d’une arme se planta dans ma nuque.
— Ne bougez pas.
Je me figeai.
— Tournez-vous lentement et mettez vos mains sur la table.
Je reconnus l’élocution. Stéphane Sarrazin.
— Je pensais qu’on s’était mis d’accord, vous et moi.
Je pivotai de trente degrés et plaquai mes deux mains sur le pupitre de travail. Le gendarme se livra à une fouille rapide, attrapant mon automatique, palpant mes poches.
— Tournez-vous. Face à moi.
Ses cheveux noirs se découpaient, très nets sur son front. Ses yeux rapprochés traçaient avec l’arête du nez une croix, ou un poignard sombre. Il ressemblait à Diabolik, un héros de bande dessinée italienne des années soixante. Il tenait maintenant un automatique dans chaque main.
— Violation de domicile. Destruction d’indices. Vous êtes mal parti.
— Quels indices ? (Je tenais la cassette au creux de ma main repliée.) Vous avez déjà tout ratissé ici.
— Peu importe. Le juge Magnan appréciera.
— Pourquoi vous méfier de moi ? Pourquoi refuser mon aide ?
— Votre aide ?
— Vous êtes dans une impasse. Il y a quatorze ans, vos collègues n’ont rien trouvé. Cette année, vous n’avez pas plus de résultat. L’affaire Simonis est une énigme.
Le gendarme hocha la tête avec indulgence. Il portait le pull bleu réglementaire, barré d’une rayure blanche. Ses galons scintillaient dans l’obscurité.
— Je vous avais dit de disparaître, dit-il en rengainant son arme et en glissant la mienne dans sa ceinture.
— Pourquoi ne pas faire équipe ?
— Vous avez la tête dure. Qu’est-ce que vous avez à foutre de l’affaire Simonis ?
— Je vous le répète. Cette enquête intéressait un ami.
— Bobards. Si votre pote était venu enquêter ici, je l’aurais repéré.
— Il était peut-être plus discret que moi. Personne ne paraît l’avoir rencontré.
Le gendarme se tourna vers la baie vitrée, les mains dans le dos. Il se détendait. Devant lui, Sartuis s’enfonçait dans les ténèbres.
— Durey, la porte est derrière vous. Vous venez chercher votre arme demain matin à la gendarmerie et vous dégagez. Si vous êtes encore à Sartuis à midi, j’appelle le Proc.
Je me dirigeai vers le couloir, à reculons, feignant un mélange de colère contenue et de docilité. J’ouvris la porte principale et me pris une violente rafale dans le visage. Je suivis la route jusqu’au rond-point, sans couper à travers les pâturages.
La nuit était pure et claire. Le ciel pétillait d’étoiles. J’atteignis la voie sans issue où était garée ma voiture. Je lançai un regard derrière moi, en direction de la maison. Sur le seuil, Stéphane Sarrazin m’observait, en position martiale.
Je me glissai dans ma voiture et risquai un sourire.
La cassette était toujours dans ma main.
41
La petite fille est prisonnière,
Dans la maison des pas perdus.
Aiguilles de pin, aiguilles de fer,
La petite fille ne chantera plus...
C’était une comptine.
Chantée sur quelques notes.
Une mélopée qui sonnait faux. La voix, surtout, était malsaine. Un timbre atrophié, ni grave ni aigu, ni masculin ni féminin. Seulement dissonant, et en même temps étrangement doux.
Je stoppai le magnétophone. J’avais déjà écouté la bande une bonne vingtaine de fois. J’étais installé dans le dortoir, bouclé à double tour, muni du lecteur de cassettes du père Mariotte.
L’enregistrement comportait trois messages, sans date ni commentaire. Des appels du Corbeau que Sylvie Simonis avait conservés. Je les avais déjà copiés sur mon Mac – son et texte. Personne ne m’avait prévenu de ce détail sophistiqué : les agressions anonymes n’étaient pas parlées, mais chantées. Assis sur mon lit, entouré par les rideaux beiges, j’appuyai sur la touche Lecture.
La petite fille est en danger,
Tant pis pour elle, tout est perdu.
Il est trop tard, l’heure a sonné
La petite fille ne chantera plus...
J’imaginais la bouche qui produisait de tels sons, le visage dont émanait cette voix. Un être défiguré, une face zoomorphe. Ou encore une face blessée, emmaillotée, dissimulée... Je me rappelai l’énigme du transformateur de voix, la piste que les gendarmes avaient suivie et qui avait abouti à l’inculpation de Richard Moraz. Je ne comprenais pas comment Lamberton et ses hommes avaient pu s’obstiner dans cette direction.
J’avais déjà entendu des voix déformées artificiellement – par l’hélium, un Vocoder ou tout autre filtre électronique. Elles ne sonnaient jamais comme celle-ci. Elles ne possédaient pas ce caractère détimbré, difforme, mais étrangement... naturel.
Troisième message :
La petite fille est dans le puits,
Malheur à ceux qui n’ont pas cru.
Au fond de l’eau tout est fini
La petite fille ne chante plus...
J’arrêtai la machine. Sans doute l’ultime message, celui qui avait aiguillé les gendarmes vers le puisard. Sylvie avait eu la présence d’esprit de l’enregistrer, alors qu’elle était à l’hôpital. Dans quel état d’esprit pouvait-elle être ? Pourquoi avait-elle laissé sa fille sans protection malgré ces menaces ?
En cherchant le magnétophone, j’avais piqué aussi, dans la bibliothèque de Mariotte, un ouvrage sur les traditions de la région : Contes et légendes du Jura. Au chapitre 12, un passage concernait la fameuse maison aux horloges.
Au début du XVIIIe siècle, expliquaient les auteurs, une famille d’horlogers avait construit cette maison sur le flanc d’une colline, pour se protéger des bourrasques glacées du nord et abriter leur travail de patience. En réalité, ils souhaitaient se cacher des regards indiscrets. Ces artisans étaient alchimistes. Ils étaient parvenus à fabriquer des pendules aux vertus magiques. Des rouages si précis, des déclics si infimes, qu’ils ouvraient des brèches dans la succession du temps. Des fissures qui donnaient à leur tour sur un monde intemporel...
Il y avait d’autres versions de la légende. Dans l’une d’elles, les horlogers appartenaient à une lignée de sorciers. Leur demeure avait été construite sur des marécages pestilentiels et les failles de leurs pendules s’ouvraient directement sur l’enfer. Ces « portes » fonctionnaient dans les deux sens. Entre deux chiffres gothiques, les démons pouvaient aussi accéder à notre monde.
La fatigue aidant, j’imaginai, malgré moi, un démon à tête de vampire s’échappant d’une horloge et s’acharnant sur Sylvie Simonis, la mordant, l’empoisonnant, laissant ses propres signatures sur son corps. Satan et la langue coupée. Belzébuth et ses mouches bourdonnantes. Lucifer et la lumière filtrant sous les côtes...
Je balayai ce mauvais trip et continuai ma lecture. Une troisième variante expliquait que les artisans maudits avaient attiré, par leurs recherches, le malheur sur Sartuis. Des faits avérés par l’histoire. Épidémies de peste au XVIIIe siècle, choléra et incendies au XIXe, massacres, exécutions et rages meurtrières durant les deux guerres mondiales, sans compter une grippe déferlante qui avait décimé la population en 1920. Dans les vallées qui entouraient Sartuis, il était courant d’attribuer ces fléaux à la maison aux horloges et à son réseau hydrographique empoisonné. Les plus superstitieux la rendaient même responsable de la faillite industrielle du comté.
Je me frottai les yeux. Deux heures du matin. Je ne voyais pas pourquoi je brûlais des heures de sommeil avec ces foutaises. Une question revenait toujours m’obséder : pourquoi Sylvie Simonis était-elle restée dans cette ville de merde, dans cette baraque funeste, avec le fantôme de sa fille ?
Je revoyais le pupitre incliné, les instruments de précision. À quoi pensait-elle, durant ces années, alors que gendarmes et flics pataugeaient joyeusement ? Elle avait conservé la cassette du Corbeau et, sans doute, planqué ailleurs d’autres éléments concernant la fin tragique de Manon. Elle n’avait pas cherché à tourner la page. Pourquoi ?
Soudain, je sus.
Sylvie Simonis cherchait l’assassin, elle aussi. Elle avait mené sa propre enquête, pendant quatorze ans. Avec patience, rigueur, obstination. Elle avait suivi ses propres pistes, écouté ses soupçons. Voilà pourquoi elle était restée dans cette ville hostile où elle n’avait connu que le malheur. Elle voulait vivre près de l’assassin. Elle voulait respirer son sillage – et l’identifier. Oui : cet entêtement correspondait à son caractère tenace et à sa patience d’horlogère. Elle n’avait pas lâché le morceau. Il lui fallait la tête du tueur.
Avait-elle réussi ? Sa mort pouvait constituer une réponse. L’été dernier, d’une manière ou d’une autre, elle avait démasqué l’assassin de sa fille. Mais, au lieu de prévenir les autorités, elle avait voulu le piéger – peut-être l’éliminer de ses propres mains. Les choses avaient mal tourné. Le meurtrier de Manon l’avait sacrifiée à son nouveau rituel. Un sacrifice qu’il avait mûri au fil des années, comme un cancer, au fond de son cerveau.
J’écrasai ma cigarette et lançai au coup d’œil au cendrier rempli de mégots. J’étais plongé dans un véritable brouillard tabagique. J’ouvris les rideaux autour de mon lit. Mon histoire tenait le coup mais il était inutile de la ruminer toute la nuit, sans pouvoir rien vérifier.
J’entrouvris la fenêtre puis éteignis la lumière. Mes paupières battirent, quelques-unes des pendules de Sylvie Simonis m’apparurent. Sabliers en forme d’ellipse, coffres ajourés, figurines de bronze doré tenant un arc, un maillet, une trompette. Je sombrai dans un demi-sommeil alors qu’une partie de ma lucidité s’accrochait encore. Des montres de gousset... Des cadrans cernés de coquillages... Des ornements en forme de feuilles, de globes, de lyres...
Tout à coup, une ombre jaillit des aiguilles d’une horloge. Une silhouette noire, en redingote et chapeau claque. Je ne pouvais voir son visage mais je savais que ses intentions étaient malfaisantes. Je songeai à Méphistophélès. Au Dapertutto des Contes d’Hoffmann. L’ombre se pencha sur moi, la bouche près de mon oreille, et murmura : « J’ai trouvé la gorge. »
La voix n’était pas celle de la cassette mais celle de Luc. Je me redressai, juste à temps pour voir ses yeux, injectés de rouge et de fureur, sous le chapeau. C’étaient les yeux qui m’avaient observé sur le belvédère de Notre-Dame-de-Bienfaisance.
42
— DES SUPERSTITIONS. De simples superstitions.
— Mais ces fléaux ont existé dans la région ?
— Je ne suis pas historien. Je crois que tout ça est un tissu d’inepties. Vous savez ce qu’on dit sur les légendes : elles ont toujours une origine réelle. À Sartuis, il y a la fumée, mais pas le feu.
À 7 heures du matin, le père Mariotte trempait une tartine beurrée dans son café au lait, avec la mine concentrée d’un biologiste préparant un vaccin. Cinq heures de sommeil avaient reposé mon corps, pas mon esprit.
— Et la maison aux horloges, elle est vraiment construite sur des marécages ?
Mariotte fit une grimace irritée. Je lui gâchais son petit déjeuner.
— Il faudrait vérifier le réseau hydrographique. Je sais que la rocade, un peu plus à l’est, a été édifiée sur des terres humides qu’il a fallu assécher et assainir. Mais la maison dont vous parlez, du moins pour ses fondations, remonte à au moins deux siècles. Comment savoir ? Vous avez vraiment besoin de toutes ces informations ? C’est pour votre reportage ?
Il était bien le seul homme de la ville à croire encore que j’étais journaliste. Superbe exemple de l’isolement de l’Église dans le monde contemporain.
— En réalité, j’écris un livre. Je voudrais planter le décor avec précision.
— Un livre ? (Il me lança un coup d’œil soupçonneux.) Un livre ? Sur quoi, Seigneur ?
— L’histoire des Simonis.
— Je me demande qui ça pourrait intéresser.
— Revenons aux habitants de Sartuis, ils croient à la malchance de la ville ? Au pouvoir de la maison ?
Le prêtre but son café au lait puis grommela :
— Les gens d’ici sont prêts à croire à n’importe quoi. Quant aux autres vallées, il suffit d’y passer pour entendre le vrai nom de Sartuis : la vallée du Diable.
— Le meurtre de Manon, ça n’a pas dû arranger les choses, non ?
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Ni celui de Sylvie.
Il reposa son bol et planta ses yeux dans les miens :
— Mon ami, je vous donne un conseil : ne tombez pas là-dedans.
— Dans quoi ?
— Les superstitions du coin. C’est le tonneau des Danaïdes.
— Le premier soir, vous m’avez dit que vous aviez installé un confessionnal dans l’annexe, pour les cas d’urgence. Ces urgences sont liées à ces superstitions, non ? Les paroissiens ont peur du diable ?
Mariotte se leva et regarda sa montre :
— 7 heures ! Je suis déjà en retard. On est dimanche. (Il se força à rire.) Pour le curé, c’est le grand barouf ! Messe le matin et match l’après-midi !
Comme pour lui donner raison, les cloches de l’église sonnèrent. Il saisit son bol et son assiette. Je proposai :
— Laissez. Je le ferai.
Il me remercia d’un regard et disparut dans un claquement de porte. Ce prêtre n’était décidément pas franc du collier. Il disait la vérité mais une zone d’ombre altérait son discours en permanence.
Je débarrassai la table, rangeai les couverts et les assiettes dans le lave-vaisselle. L’idéal pour réfléchir. Je sentais encore, au-dessus des faits, une structure supérieure. Ces légendes maléfiques jouaient un rôle dans les deux meurtres, j’en étais certain. Le tueur y avait puisé une source d’inspiration. Peut-être même agissait-il sous l’influence de ces contes à propos de diables et d’horloges...
Après une douche glacée, dans les vestiaires du dortoir, je bouclai mon sac, y glissant les nouveaux éléments – la cassette audio, le livre sur les légendes du Jura – et fourrai l’ensemble dans mon coffre de voiture. Je n’excluais pas un départ précipité. D’ici peu, Stéphane Sarrazin allait me virer manu militari.
8 heures.
Un peu tôt pour attaquer mes coups de fil, surtout un dimanche, mais je n’avais pas le choix. Je contournai le presbytère et allumai une clope, faisant les cent pas sur le terrain de basket.
Premier appel : Foucault. Pas de réponse. Ni sur le cellulaire ni sur la ligne privée. Je tentai le coup avec Svendsen. Même topo. Merde. J’allais rester tanké avec mes questions et mes nouvelles pistes. Je consultai mon agenda, grelottant dans le froid, et contactai une vieille connaissance. Trois sonneries et, enfin, une réponse. Quand il reconnut ma voix, l’homme éclata de rire :
— Durey ? Quel mauvais vent t’amène ?
— Une recherche. Hyper urgente.
— Un dimanche ? Toujours hors sujet, à ce que je vois.
— Tu peux ou non ?
Jacques Demy, homonyme du cinéaste, était un camarade de promo et un génie de la brigade financière. À la police des chiffres, on l’avait surnommé « Facturator ».
— Je t’écoute.
— Vérifier les comptes d’une Française, salariée en Suisse, morte en juin dernier : c’est possible ?
— Tout est possible.
— Même un dimanche ?
— Les ordinateurs ne prennent pas de vacances. Sa banque est en France ou en Suisse ?
— À toi de voir.
Je lui donnai le nom, ainsi que tous les renseignements que je possédais.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Elle effectuait peut-être un virement régulier, depuis plusieurs années.
— À qui ?
— C’est ce que je veux savoir.
— Donne-moi au moins une orientation.
Je formulai mon hypothèse, qui ne reposait sur rien :
— Je pense à une agence de détectives. Un enquêteur privé.
— Je suppose que c’est pour hier ?
Je songeai à Stéphane Sarrazin, qui devait déjà m’attendre dans les locaux de la gendarmerie. J’approuvai. Facturator me jeta :
— Je te rappelle aussi vite que possible.
Ce premier coup de fil me redonnait de l’énergie. De quoi passer à un autre, plus difficile. Laure Soubeyras.
— Tu n’as pas appelé hier, répondit-elle. La voix était pâteuse, ensommeillée.
— Comment va-t-il ?
— Stationnaire.
— Et toi ?
— Pareil.
— Que disent les petites ?
— Elles me demandent quand papa va revenir.
J’entendis des bruits de draps, un tintement de verre. Je la réveillais. Elle devait être abrutie de somnifères et d’anxiolytiques.
— Tu fais quelque chose avec elles, aujourd’hui ? hasardai-je.
— Que veux-tu que je fasse ? Je les donne à mes parents et je vais à l’hôpital.
Silence. J’aurais pu risquer une parole de consolation mais je ne voulais pas jouer de ces formules creuses.
— Et toi ? reprit-elle. Où en es-tu ?
— Je suis sur ses traces. Dans le Jura.
— Qu’est-ce que t’as trouvé ?
— Rien encore, mais j’avance dans son sillage.
— T’as vu où ça l’a mené...
— Je te jure que j’obtiendrai une explication.
Nouveau silence. J’entendais son souffle. Elle semblait hébétée. Je ne savais toujours pas quoi dire. Faute de mieux, je murmurai :
— Je te rappelle. Promis.
Je raccrochai, la gorge plombée.
Il fallait que je bouge. Il fallait que je cherche.
Je courus à ma voiture.
Essayer un dernier truc ici avant que Sarrazin me tombe dessus.
43
L’ÉCOLE JEAN-LURÇAT se situait au nord de la ville, près de supermarchés tels que Leclerc ou Lidl et un McDonald’s. L’interphone du portail proposait deux boutons : « École » et « Mme Bohn ». Directrice ou gardienne ? J’appuyai sur le nom. Au bout de quelques secondes, une voix féminine répondit. Je me présentai en tant que policier. Il y eut un silence, puis le micro crachota :
— J’arrive.
Mme Bohn déboula. C’était bien le mot : elle roulait plus qu’elle ne marchait. Elle devait peser dans les cent kilos et ressemblait, dans son loden, à une monstrueuse cloche de feutre. J’imaginais les surnoms que les gamins pouvaient lui donner.
— Je suis la directrice de l’établissement.
Les mains glissées dans ses manches, à la tibétaine, elle levait vers moi un visage large, trop maquillé, auréolé de boucles blondes laquées.
— C’est pour l’affaire Simonis ? ajouta-t-elle, la bouche pincée.
— Exactement.
— Je suis désolée. Je ne peux rien pour vous. Manon n’était pas dans notre école. Vous n’êtes pas le premier à vous tromper.
— Où était-elle ?
— Je ne sais pas. Peut-être à Morteau. Ou dans le privé, de l’autre côté de la frontière.
Le mensonge était énorme. Tout le monde connaissait la chronologie du meurtre et personne n’avait jamais évoqué un voyage en voiture de l’école à la cité des Corolles. Je scrutai ses yeux clairs, étrangement globuleux. Silence. Je m’inclinai :
— Excusez-moi de vous avoir dérangée.
— Ce n’est rien. Je suis habituée. Au revoir, monsieur.
Elle agita une main de poupée, toute potelée, puis pivota. J’attendis qu’elle franchisse le seuil de l’immeuble avant d’enjamber la barrière. Je devais pêcher les informations par moi-même. Trouver les archives, les forcer et dégoter les livrets scolaires de Manon Simonis. Combien de chances d’y parvenir ? Disons, cinquante pour cent.
Je traversais la cour quand j’aperçus, sur ma droite, juste à la jonction du bâtiment principal et du gymnase, des compartiments à ciel ouvert. Les chiottes. Une idée me sourit.
Je me glissai dans l’allée centrale où couraient les lavabos. Au fond, un petit jardin bruissait de bambous et de peupliers. Ce détail changeait tout. Je n’étais plus dans de vulgaires toilettes d’école mais dans une rêverie chinoise, cernée de feuillages... Je touchai le bois des portes, le ciment des murs, évaluant leur vétusté.
Combien de chances de débusquer ici ce que j’espérais ?
Je misai sur une pour mille.
J’ouvris la première porte et scrutai les murs couleur kaki. Des fissures, des marques de crasse, des graffitis enfantins. Certains au feutre, d’autres gravés dans le ciment. « la maîtresse et cone », « queu bite zob », « j’aime kevin ».
Je passai au second compartiment. Un filet d’eau ricanait quelque part, se mêlant aux frémissements des feuilles. Je lus d’autres hiéroglyphes. « sabine suce karim », « enculer »... Des croquis de verges ou de seins étoffaient les textes. À l’évidence, les toilettes servaient aussi de défouloirs.
Troisième cellule. Je sortis de cette nouvelle cabine en me disant que mon idée était absurde. Je poussai la porte suivante et restai pétrifié. Entre deux tuyaux, une ligne maladroite était gravée dans la pierre :
MANON SIMONIS, LE DIABLE EST SUR TON DOS !
Je n’en attendais pas tant. J’avais espéré seulement un nom, une allusion. Je traversai l’esplanade au pas de course, m’engouffrai dans le bloc et grimpai au premier étage. Je tombai sur la directrice dans son bureau.
— Vous me prenez pour un con ?
Elle sursauta. Debout, elle tenait un pulvérisateur à la main, occupée à chouchouter ses plantes vertes.
— Je reviens des toilettes de la cour. Un graffiti mentionne le nom de Manon Simonis.
— Un graffiti ? Dans les toilettes ?
— Pourquoi vous m’avez menti ?
— Vous vous rendez compte ? Dix ans que je demande un budget pour la réfection des...
— Pourquoi ce mensonge ?
— Je... On m’a téléphoné. Pour me prévenir que vous viendriez.
— Qui ?
— Un gendarme. Je n’ai rien compris d’abord mais il m’a parlé d’un policier de haute taille, s’intéressant à Manon. Il m’a ordonné de vous renvoyer aussi sec.
La réponse me calma. Sarrazin anticipait, comme je l’avais prévu, mes faits et gestes.
— Asseyez-vous, ordonnai-je. Je n’en ai que pour quelques minutes.
— Je dois arroser mes plantes. Je peux répondre debout.
— Je ne blâme pas le capitaine Sarrazin, fis-je plus doucement. L’affaire Simonis est un dossier délicat.
— Vous venez de Paris ?
Je la sentais mûre pour le bobard que j’avais déjà servi à Marilyne Rosarias.
— Quand une enquête devient sensible, notre service est contacté. Sectes. Crimes rituels. Les enquêteurs classiques n’aiment pas qu’on fourre notre nez dans leurs procédures. Nous avons nos propres méthodes.
— Je vois. Sylvie Simonis a été assassinée ? C’est officiel ?
— Cette mort a réveillé la première affaire, éludai-je. Vous dirigiez déjà l’école quand Manon était ici ?
Mme Bohn appuya sur son pulvérisateur, provoquant une brume d’eau. Je répétai ma question.
— À l’époque, j’étais simple institutrice, dit-elle. Je l’ai même eue l’avant-dernière année, en CE1.
— Comment était-elle ?
— Vive. Espiègle. Presque... trop. Son caractère ne collait pas avec son visage d’ange.
— Je croyais que c’était une enfant timide et réservée.
— Tout le monde le croyait. En réalité, elle était dissipée. Toujours en quête d’une bêtise à faire. Dangereuse même, parfois.
— Dangereuse ?
— Elle n’avait pas froid aux yeux. Une vraie risque-tout.
Cette révélation modifiait le contexte de l’enlèvement :
— Elle aurait pu suivre un inconnu ?
— Je n’ai pas dit ça. Elle était en même temps très farouche.
— Comment décririez-vous sa relation avec Thomas Longhini ?
— Inséparables.
— Ils avaient cinq ans de différence.
— L’école primaire et le collège partagent la même cour. Et ils se voyaient à la cité des Corolles.
— Les enquêteurs ont prétendu que Manon n’aurait pu suivre que Thomas ce soir-là. Vous êtes d’accord ?
Elle hésita puis reprit son manège avec son spray. L’odeur de terre humide montait, à la fois fraîche et lugubre. Je songeai à la terre des morts, qui se retournera sur chacun de nous.
— Ils faisaient la paire, c’est sûr. Manon n’aurait pas hésité à suivre Thomas.
— C’est votre hypothèse ?
— Ils ont pu aller au site d’épuration, inventer un jeu qui a mal tourné, oui. Je devais retrouver ce Thomas Longhini, coûte que coûte. J’enchaînai :
— Si on parle d’accident, comment expliquer les menaces du Corbeau ?
— Une coïncidence, peut-être. Sylvie Simonis avait beaucoup d’ennemis. Mais pourquoi remuer tout ça, quatorze ans plus tard ?
— Et vous, à l’école, vous n’avez jamais reçu d’appels bizarres ?
— Si, une fois. Un homme. Il m’a prévenue qu’il avait la plus grosse et qu’il allait me la mettre profond.
Je sursautai : Mme Bohn avait prononcé cela d’un ton neutre. Elle enchaîna, l’air déçu :
— J’attends toujours.
Je restai ébahi. Elle me lança un regard par en dessous et sourit :
— Excusez-moi. C’était de l’humour.
Je changeai de cap :
— Vous connaissez la maison aux horloges ?
— Bien sûr. Sylvie venait d’y emménager.
— Vous connaissez son histoire ? La légende qui circule à son sujet ?
— Comme tout le monde.
— Dans les toilettes de votre école, on a gravé : « Manon Simonis, le diable est sur ton dos. » Pourquoi a-t-on écrit cela à votre avis ?
— Il y a eu des rumeurs, parmi les élèves.
— Du style ?
— Le bruit s’était propagé qu’un diable pourchassait Manon.
— Quel genre de diable ?
— Aucune idée.
— Pourquoi disait-on cela ?
— Des histoires de gamins. Je ne sais pas d’où c’est parti. Ni ce que ça signifiait au juste.
Elle sourit, d’une manière confuse. Je devinai que cette femme, comme tous ceux qui avaient approché Manon, vivait dans un remords indélébile. Pouvait-on prévoir un meurtre ? Pouvait-on l’éviter ? Elle murmura :
— C’est toujours plus facile de juger après, non ?
Je songeai aux Lilas, à mon erreur d’évaluation qui avait tué deux enfants et rendu orpheline une troisième. Dans une vie d’action, il n’y a pas de place pour les regrets. Je renonçai à lui glisser quelques mots de compassion chrétienne. Je la remerciai et partis.
Dans l’escalier, j’appelai mon répondeur. Aucun message. Que foutaient Foucault, Svendsen, Facturator ? Que foutaient-ils tous ?
11 heures.
Stéphane Sarrazin ne m’attendait pas devant le portail de l’école mais je pouvais sentir sa présence, dans la ville, prêt à me jeter sur l’autoroute. Je courus vers ma voiture puis démarrai à fond, en direction de la cité des Corolles.
44
SUR LES PELOUSES, le soleil avait attiré des familles. Glacières, canettes et assiettes en carton. Les enfants s’agitaient dans les aires de jeux. Les parents picolaient joyeusement. Derrière, les immeubles des Corolles, avec leurs murs blancs et leurs volets rouges, ressemblaient à des constructions de Lego.
Je me garai sur le parking, en surplomb, puis descendis la pente. Je me glissai derrière la rangée de troènes qui cernait le premier bâtiment, pour éviter les pique-niqueurs, et marchai jusqu’à la cage d’escalier du 15, l’adresse de Martine Scotto, la nourrice de Manon.
Hall étroit, demi-jour. Pas d’interphone. Seulement un panneau, comportant la liste des locataires. Je cherchai le nom : deuxième étage.
Je montai à pied et sonnai. Pas de réponse. Martine Scotto était absente. Peut-être en bas, avec les autres. Je n’avais aucun moyen de la reconnaître. Ma déception était ailleurs. Mon excitation avait brûlé en route. J’étais en train de patauger – et je n’avais plus que quelques minutes devant moi.
Mon portable retentit dans ma poche.
Facturator. Je n’aurais pas parié sur lui en premier.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Ouais. Sylvie Simonis effectuait des virements réguliers. Il y en a un qui pourrait cadrer avec ce que tu cherches. Un virement trimestriel, sur un compte suisse.
— Depuis quand ?
— Ça ne date pas d’hier. Octobre 1989. À l’époque, quinze mille francs tous les trois mois. Aujourd’hui, on en est à cinq mille euros. Toujours chaque trimestre. Je frappai le mur avec mon poing. Mon coup de sonde, pile dans le mille. Après l’échec de l’enquête, après les fiascos de Moraz, Cazeviel et Longhini, Sylvie avait décidé d’agir et engagé un privé. Un détective qui avait bossé pour elle durant plus de dix années !
— Tu as le nom du destinataire ?
— Non. L’argent est viré sur un compte numéroté.
— On peut lever l’anonymat ?
— Pas de problème. Il te suffit d’avoir un mandat de perquisition international et les preuves concrètes que l’argent dont on parle est illicite.
— Merde.
— D’où provient ce fric ? demanda Facturator.
— De ses propres revenus, je suppose. Sylvie Simonis était horlogère.
— Alors, tu oublies, mon canard.
— Il n’y a aucun autre moyen ?
— Je vais voir. À mon avis, ce pognon ne faisait que transiter sur le compte numéroté. L’encaisseur doit le faire virer sur un autre compte, nominatif celui-là.
— Tu peux suivre le transfert ?
— Je vais voir. Si le gus vient en personne prendre son cash au guichet, c’est foutu.
Je le remerciai et raccrochai. Je descendis au rez-de-chaussée, écartant toute autre possibilité – que Sylvie ait simplement mis du fric à gauche ou qu’elle verse une rente à un membre éloigné de sa famille. Je sentais, avec mes tripes, que j’avais vu juste. Elle payait un privé. Un homme qui devait posséder un dossier d’enquête à toucher le plafond. Un homme qui connaissait peut-être l’identité du tueur !
Je m’arrêtai face aux portes vitrées du hall. Dehors, flemme et douceur de vivre s’étalaient sur le gazon pelé. Les hommes portaient moustaches et survêtements ; les femmes, caleçons longs et sweat-shirts criards. Les enfants se déchaînaient sur les portiques. Tout ce petit monde grillait au soleil comme des saucisses sur un barbecue.
Je composai à nouveau le numéro de Foucault. Au bout de deux sonneries, on décrocha :
— Foucault ? Durey.
— Mat ? Justement, on parlait pas de toi.
— Avec qui ?
— Ma femme. On est avec le gamin, au parc André-Citroën.
Je ne pouvais pas y croire : j’attendais des nouvelles de l’enquête depuis ce matin et ce con était tranquillement parti en promenade !
Je ravalai ma rage, songeant à Luc qui faisait chanter ses propres hommes pour mieux les asservir.
— Tu n’as rien de neuf pour moi ?
— Mat, le concept du dimanche : ça te dit quelque chose ?
— Je suis désolé.
Le flic éclata de rire :
— Non. Tu ne l’es pas. Et moi non plus. Tu appelles pour Longhini ? Ton môme, c’est l’homme invisible.
— Tu as son nouveau nom ?
— Non. La préfecture de Besançon fait barrage. La Sécu n’a rien. Quant à l’Identité judiciaire, il existe un dossier spécial.
— Qu’est-ce que tu me chantes ?
— Un dossier réservé, chez les gendarmes. Ils ont protégé sa fuite, à l’époque.
Les uniformes avaient donc pris parti pour l’adolescent contre les flics, au point de l’aider dans sa disparition. Dans ces conditions, aucun espoir de le retrouver. Je tournai le dos aux portes vitrées et remontai le couloir jusqu’à l’arrière du bâtiment.
— Je peux te donner mon impression ? fit Foucault.
— Dis toujours.
J’ouvris l’issue de secours et me retrouvai au pied d’un versant d’herbe abrupt. Au sommet, des sapins se balançaient lentement, libérant de temps en temps des éclats de soleil glacé. Je m’appuyai contre le mur.
— Durant sa garde à vue, les flics ont dû secouer le môme. Il était en état de choc.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Il a consulté un psychiatre.
— Comment tu le sais ?
— Une histoire d’assurances. À l’époque, la compagnie a continué à verser les remboursements à l’ancienne adresse de la famille. Les gendarmes ont fait suivre. La mutuelle a conservé les ordonnances, dont les consultations chez le psy.
— T’es en train de me dire que tu as le nom du psychiatre ?
— Le nom, l’adresse, ouais.
— Et c’est maintenant que tu m’annonces ça ?
— Je l’ai appelé hier. Il n’a jamais eu la nouvelle adresse et...
— File-moi ses coordonnées.
J’avais déjà sorti mon carnet. Foucault hésita :
— C’est-à-dire...
— Quoi ?
— C’est que je les ai pas là, moi... Je suis au parc.
— Je te donne dix minutes pour filer au bureau. Exécution.
Foucault allait raccrocher quand je demandai :
— Attends. Et l’autre recherche ? Celle des meurtres de même type ?
— Rien.
— Même à l’échelle nationale ?
— Personne n’a réagi à mon réscom. Le SALVAC n’a pas le début d’un meurtre ressemblant au tien. C’est la première fois qu’il tue, Mat.
— Il ne te reste plus que neuf minutes.
Je raccrochai et appelai Svendsen. Le légiste décrocha. D’un coup, je me sentis en veine.
— Mes gars sont sur le coup mais il n’y a rien de nouveau.
— Je t’appelle pour autre chose.
Le médecin soupira, simulant un épuisement sans limite :
— Je t’écoute.
— Foucault ne trouve pas d’autre meurtre dans le style du nôtre.
— Et alors ? C’est peut-être son premier coup.
— Je suis sûr du contraire. Il faut entrer d’autres critères dans notre recherche.
— Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?
— Foucault est parti du meurtre. Il faut peut-être partir du corps.
— Comprends pas.
— Tu l’as dit toi-même : la signature du tueur porte sur le processus de décomposition. Il joue avec la chronologie de la mort.
— Je t’écoute toujours.
— Un légiste distrait aurait pu ne pas remarquer ces décalages sur un cadavre rongé aux vers...
— Distrait et bourré.
— Non. Sérieusement, je voudrais lancer une recherche portant sur tous les corps découverts en état de décomposition avancée, à l’échelle nationale.
— Quelle période ?
— 1989-2002.
— Tu sais combien ça fait de macchabs ?
— C’est possible ou non ? À travers les instituts médico-légaux ?
— Je vais déjà regarder à la Râpée. Et appeler les collègues dont j’ai les numéros personnels. En attendant lundi. Dans tous les cas, ça prendra du temps.
— Merci.
Je raccrochai et me laissai couler le long du mur, subjugué par les sapins noirs au-dessus de moi. Entre deux coulées de soleil, leur ombre m’enveloppait de froid. Je relevai le col de mon manteau, attendant l’appel de Foucault.
Les hypothèses tournoyaient dans ma tête sans qu’aucune ne pénètre réellement dans mon champ de conscience. Caché à l’arrière de l’immeuble, je me sentais simplement en sécurité.
Au moins, Sarrazin ne viendrait pas me cueillir ici...